Revision constitutionnelle: Le Cameroun baigne dans l’état de nature
Écrit par admin le 17/09/2019
De F24 (1) au Message de nouvel an (2), deux interventions publiques du Chef du l’Etat Paul Biya. Il pose au plus haut point la question décisive de construction d’un Etat de droit moderne et de la loi fonda- mentale sur quoi cet Etat est organiquement lié. Pour instruire le débat actuel sur la révision constitutionnelle portant sur l’article 6 alinéa 2 et qui limite le mandat présidentiel, j’ai choisi d’interroger deux penseurs politiques.
L’un est juriste constitutionnaliste, l’autre est philosophe et penseur du politique. C’est pour des raison d’affinités électives que j’ai choisi ces deux penseurs dont le patriotisme constitutionnel de l’un et le patriotisme philosophique, rigoureux, vigoureux et intransigeant de l’autre m’ont constamment obligé.
Initié dans une sorte d’ambiguïté calculée par le Chef de l’Etat Paul Biya, le débat sur la révision constitutionnelle c’est brusquement éclairci. Le Président de la République a tranché le débat en optant pour la révision constitutionnelle en son article 6 alinéas 2, fixant les limites du mandat présidentiel et qui dispose : (1) le président de la République est élu au suffrage universel direct, égal et secret, à la majorité des suffrages exprimés (2). Le Président de la République est élu pour un mandat de sept (07) ans renouvelable une fois (3).
Cette disposition constitutionnelle consacrée par l’article 6 alinéa 2 est le résultat d’un compromis historique négocié par les forces politiques, religieuses, civiles, aux fins de sau- ver le Cameroun d’une dérive vers la guerre civile.
Ce compromis aura été pour le peuple camerounais et les forces qui l’habitent une sorte d’équilibre catastrophique, au sens que lui donne le théoricien marxiste italien A. Gramsci « on peut dire que le césarisme exprime une situation où les force qui s’opposent s’équilibrent d’une manière catastrophique. C’est-à-dire qu’elles s’équilibrent de telle sorte que la poursuite de la lutte ne peut avoir une conclusion que dans la destruction réciproque » (4).
C’est ce compromis historique là, que le Chef de L’Etat Paul Biya et une fraction des idéologues de son parti, le parti/Etat Rdpc voudraient remettre aujourd’hui en question. Le Président de la République Paul Biya affirme : « Bien que la prochaine élection présidentielle ne doive avoir lieu qu’en 2011, il est normal et même encourageant que les camerounais s’intéressent à ce problème puisque c’est de l’avenir de leurs institutions qu’il s’agit.
De toutes les provinces, de nombreux appels favorables à une révision me parviennent. Je n’y suis évidemment pas insensible. De fait, les arguments ne manquent pas qui militent en faveur d’une révision, notamment de l’article 6. Celui-ci apporte en effet une limitation à la volonté populaire […] (5).
Pour mesurer l’enjeu politique, idéolo- gique, philosophique et éthique de cette prise de position du Président de la République Paul Biya, il nous faut revenir au contexte historique où s’est produite historiquement la question et la nécessité de la limitation du mandat présidentiel consacré par l’article 6 alinéa 2 de la loi fondamentale du 18 Janvier 1996. Mais avant d’y arriver, un mot sur la déclaration du Président de la République.
Le Chef de l’Etat, Paul Biya est-il légitimement fondé à réduire la volonté du peuple camerounais à celle de la minorité de son parti Etat Rdpc ? Le Président de la République oublie-t-il cette autre fraction de son parti qui s’oppose à la révision constitutionnelle ?
Le Président de la République oublie-t-il que par sa volonté délibérée et qui constitue historiquement une faute immense, la Constitution de Janvier 1996 n’a jamais été appliquée dans ses dispositions essentielles, notamment, l’article 66 portant sur la déclaration des biens de la classe dirigeante ? Cet article dispose en effet « Le Président de la Réplique, le Premier Ministre, les membres du Gouvernement (…) doivent faire une déclaration de leurs biens et avoirs au début et à la fin de leur mandat ou de leur fonction » (6).
Revenons à la séquence historique où surgit la nécessité d’une loi fondamentale et qui pose la question philosophique, poli- tique et éthique de l’Etat/Nation ou pour être plus précis, la question existentielle de vivre-en-semble. J’ai choisi deux penseurs du politique préoccupés par cette séquence historique où vivre-en-semble est fortement et dangereusement devenu problématique. Il s’agit des professeurs Maurice Kamto et Fabien Eboussi Boulaga (7).
Pour le juriste constitutionaliste Maurice Kamto, la question politique centrale et vitale est la suivante : Comment vivre ensemble quand les passions ethniques se déchaînent ? Comment éviter que la communauté ne bascule dans la violence qui ici prend la forme affreuse de la guerre civile ? S’imposent alors au juriste constitutionnaliste les figures extrêmes et audacieuses du politique que sont la Nation et l’Etat.
Le Juriste constitutionnaliste et patriote écrit « quel beau mot que celui de la Nation ! Il a pour moi la même musicalité et la même puissance d’évocation que le terme République. Il y a dans l’Idée de Nation une charge, une mystique indéchiffrable ; celle qui se dégage de l’hymne national et que l’on retrouve dans l’emblème national ; celle que déclenche le patriotisme … » (8).
On sent, ici, exprimé avec ardeur le patriotisme constitutionnel de Maurice Kamto qui refu- se obstinément de céder à la pensée paresseuse du jour qui voudrait que la Nation, l’Etat, soient historiquement dépassés. Il note en effet : « D’aucuns trouveront dans cette déclaration exaltée, un rien d’anachronisme, à un moment où, dit-on, les peuples et les Etats n’ont plus de rivage, où sacrifiant à la mode des mots, l’on croit avoir tout dit, quand on a parlé de « village planétaire » (9).
Pour Maurice Kamto, l’Etat/Nation est à l’ordre du jour de l’actualité politique, il est l’horizon indépassable de la philosophie politique et de l’éthique. De là, le juriste constitutionnaliste patriote infère : « La Nation est Idée autant que phénomè- ne socio-historique ; c’est la conscience en mouvement d’un regroupement humain organisé en communauté de destin établi sur un territoire défini et incarné dans une autorité souveraine. C’est aussi une passion pour un être immatériel né du désir partagé de vivre en commun, de la volonté de créer de nouvelles relations d’affinité par de là des communautés primaires qui vous instituent partenaires d’un destin indissolublement lié » (10).
Or pour le juriste patriote constitutionnaliste, la Nation camerounaise en formation est dangereusement menacée d’implosion ; elle est menacée par des passions ethniques entretenues et déchaînées. Maurice Kamto note « La Nation Camerounaise ? Une religion sans mystique ni croyant ?
Depuis plus d’une décennie, ses premiers pétales se consument au brasier des passions ethniques. Les voix angoissées de quelques esprits alertés n’y font rien ! Et comme s’il obéis- sait à l’implacable décret de la fatalité, le pays glisse lentement, dans un aveuglement obstiné, vers l’accomplissement de son déchirement. Puisse le ciel nous pré- server d’un tel augure ! » (11).
En attendant cette volonté et ce décret divins, le juriste patriote nous prescrit une morale de provision. Le devoir de mémoire devient le socle à partie duquel nous devons bâtir la Nation camerounaise comme totalité historique vivante. Pour Maurice Kamto, le Peuple profond garde dans sa mémoire quotidienne cette totalité éthico-politique qu’est la Cameroun et cela malgré les efforts de quelques idéologues et théoriciens tribalistes fatigués et aveuglés par leurs intérêts mesquins et égoïstes.
De là, cet optimisme du juriste patriote, optimisme organiquement lié à un devoir de mémoire. « Au ras du pays profond, se bâtit la Nation camerounaise dont quelques théoriciens besogneux et des politiciens médiocres travaillent contre l’avènement.
Dans la déchirure écarlate de l’enfantement du Cameroun indépendant, se sont engouffrées dès l’aube, des rancœurs sourdes et des haines tenaces qui nous sautent périodiquement à la face. Et pourtant, je continue de croire que l’étoile dorée qui brille sur la bande rouge du drapeau tricolore symbolise notre foi en l’unité inaltérable de notre peuple, le point de lumière qui guide nos dirigeants à l’horizon de notre avenir commun » (12).
De là, l’impératif éthico-politique suivant : « Pour en comprendre toute la signification, il faut rétablir les repères et renouer les fils de notre mémoire. Une communauté humaine qui se veut Nation doit revendiquer son passé, celui qui l’a forgée, avec ses erreurs, et ses douleurs, avec ses déchirements et ses martyrologues.
Nous ne pouvons construire une Nation durable en oubliant le sang versé pour la Nation, ceux dont les vies furent arrachées ou données comme offrande sur l’autel de la libération nationale (…). Nous devons retrouver les raison de notre jeune histoire, la fidélité à l’esprit qui a enfanté le Cameroun de ceux qui se sont oubliés pour que ce pays advienne » (13).
De là, l’idée fondatrice d’un mémorial. « Ne serait-il pas bienvenu à cet égard de construire sur une de nombreuses collines qui surplombent notre capitale un coupole du serment ou de souvenir ou de la mémoire ? Ce serait un lieu de sacralité laïque où seraient déposées les centres ou la terre prise sur la tombe des plus grands de nos héros et martyrs de la lutte de libération nationale ainsi que de tout ancien Chef d’Etat camerounais décédé.
Tout Président de la République (…) nouvellement élu, devrait s’y rendre pour prendre dans la solitude du lieu, le recueillement et le souvenir, l’engage- ment de s’offrir à la Nation camerounaise , de la protéger et de la chérir en s’assurant que leurs seuls enfants du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest soient tout amour et que leur but et de la servir à jamais » (14).
Nation/Etat/Histoire/Mémoire, telle est la séquence conceptuelle qui structure et ordonne la pensée politique du juriste patriote et constitutionnaliste Maurice Kamto. Il inscrit le destin politique et éthique du peuple camerounais dans ces quatre figures de pensée.
Quant au philosophe Fabien Eboussi Boulaga, il est sommé d’avoir à répondre à la question préjudicielle suivante : « Existe-t-il un Etat camerounais ?» (15).
Après une longue réflexion, nourrie d’une riche érudition, le philosophe découvre la tragédie et la fragilité qui marquent et bouleversent ces unités historiques que sont les Etats, les peuple et les Nations, tous voués au devenir historique implacable.
A la manière du philosophe allemand Hegel, le philosophe camerounais constate « Sous nos yeux, des Etats naissent et meurent et on en reconstruit avec plus ou moins de succès certains qui se sont effondrés avec fracas. Il est donc banal d’affirmer ici, il y avait un aujourd’hui il n’existe plus ! L’Afrique contemporaine est un gigantesque laboratoire qui permet d’étudier la vie et la mort des Etats ainsi que les opérations menées en vue de leur reconstruction.
Nous avons là comme un lieu privilégié pour un exercice de pensée politique telle qu’elle naît de la réalité, d’événements politiques » (16). On sent ici la forte influence de la philosophe juive allemande Hannah Arendt sur la pensée politique et philosophique du philosophe Eboussi Boulaga.
L’Etat retrouve ici son historicité aléatoire et complexe et voué ainsi aux vicissitudes et à la contingence historiques. De ce constat, le philosophe Eboussi Boualage peut alors répondre à la question à lui posée : Existe-t-il un Etat camerounais ?
« Nous sommes en mesure de répondre nettement à la question posée parce que nous pouvons donner une définition originaire, primordiale de la politique et de son institutionnalisation contingente et opportuniste sous les formes (…) changeantes et multiples. Notre compréhension résulte de notre expérience vécue et pensée à partir de l’extrême possibilité de notre superfluité, de notre dépossession absolue dans la servitude et de notre annihilation (17).
Tel est l’état de servitude où se trouve aujourd’hui le Cameroun. Un Etat de nullité politique avérée et absolue. D’où cette remarque du philosophe « Est politique l’action avec ses résultats qui découle de l’actuation de possibilité humaine de concevoir, d’entrer en relation avec ses semblables et d’agir de concert avec eux en formant le but et le projet que chacun n’aurait jamais songé à entreprendre et qu’aucun n’aurait jamais réussi à réaliser, à savoir s’opposer au règne de la force brute toute puissante de la nature extérieure et intérieure » (18).
Le Cameroun baigne dans l’état de nature et ne constitue pas encore une communauté politique. Mais qu’est-ce qu’une communauté politique ? « Est donc politique une multitude qui s’organise en une communauté en vue de sortir de l’état de nature, en luttant contre la violence extérieure et intérieure de manière à survivre, à durer et à bien vivre. L’Etat est l’organisation de cette communauté lui permettant de délibérer sur les moyens et les objectifs, de choisir et d’agir efficacement contre la violence de la nature présente, toujours recommencée. » (19).
De là, cette conclusion péremptoire du philosophe Eboussi Boulaga : « En conséquence, il n’existe pas un Etat camerounais comme organe d’une communauté organisée en vue de sortir de l’état de nature actuel et ainsi de survive, de durer et de vivre bien » (20).
Le Cameroun n’est pas un Etat, dit le philosophe Eboussi Boulaga. Qu’est-il donc le Cameroun ? Le philosophe répond « Saviez-vous que ce qu’on appelle Cameroun recouvre en réalité un territoire dont les frontières ont varié à plusieurs reprises ? Loin d’être stabilisées, elles alimentent des conflits avec les pays voisins.
Saviez-vous qu’en un siècle ce pays n’a pas connu plus de douze années continues de paix civile ? Chaque régime a dû commencer par la conquête et la pacification armée avant d’obtenir de timide début de tranquillité et un essor économique prometteur, mais toujours éphémères ? Saviez-vous qu’après l’indépendance, le régime colonial s’est prolongé pendant plus de trente ans dans un état d’exception impitoyable et que depuis quinze ans, on y vit une crise de succession marquée par la poursuite d’une introuvable légitimité ? »(21).
Le Cameroun n’est pas un Etat. La question philosophique et politique centrale est de savoir comment faire en sorte que le Cameroun devienne un Etat ? Cette question est organiquement liée à la Constitution, c’est-à-dire à la Loi Fondamentale.
Le Philosophe Eboussi note : « L’attention se concentre sur l’émergence possible d’un autre mode de gouverner et de gérer, sur l’avènement d’une structure, d’un corps de règles et de conduites intégrées. Le récit de genèses, les origines, l’étiologie des blocages ou d’habitudes néfastes sont nécessaires assurément ; mais le décisif c’est le résultat actuel sous forme des forces qui se configurent en institutions. L’analyse institutionnelle nous place sans équivoque dans la sphère politique « (22).
Et le philosophe Eboussi de poser cette question centrale et existentielle : « Notre pays deviendra-t-il celui d’une communauté humaine apte à survivre et à durer dans l’Histoire et le monde tels qu’ils vont ? Est-elle capable de discuter , de délibérer et d’agir en conséquence dans le sens de cet intérêt primitif ? Sommes-nous en voie de nous installer pour longtemps dans une société infrahumaine où règnent la funeste passion de l’enrichissement soudain, une joyeuse insouciance barbouillée de sang, de crasse, de stupre accompagnant la destruction de notre patrimoine d’humanité ? » (23).
Questions graves où le philosophe Eboussi pointe fortement le système Biya, ce corps politique corrompu, vermoulu et sommé d’avoir à restituer au peuple camerounais souverain absolu l’exercice plein et entier de sa souveraineté. Seul le Peuple ayant recouvert sa pleine souveraineté à travers la Loi fondamentale discutée, délibérée et approuvée solennelle- ment par le Peuple souverain est apte à détruire la corruption qui est consubstantielle à l’Etat Biya. Un Etat corrompu historiquement est inapte à se réformer.
Avec Maurice Kamto, juriste patriote et constitutionnaliste, nous avons vu se déployer la séquence conceptuelle Nation/Etat/Histoire/Mémoire posée comme exigence actuelle de la pensée politique et philosophique incontournable et indépassable de notre présent historique.
Le philosophique Eboussi Boulaga dégage le couple conceptuel dynamique Etat/Constitution par quoi est pensé le destin politique du peuple camerounais. Au cœur du couple conceptuel Etat/Constitution, organiquement lié, le philosophe a logé le concept central de citoyenneté.
« On a dit que c’est la constitution qui fait l’Américain. Il doit en être aussi des camerounais. C’est la citoyenneté qu’il s’agit d’instituer. Les institutions communes ne sont acceptées comme nécessaires et bonnes que si elles permettent de garantir ce qu’on avait de sécurité, de dignité et de richesse avant ou en dehors d’elles, surtout quand on subit l’attraction d’autres pôles. La préférence pour la décentralisation, pour la représentation proportionnelle, d’un partage de pouvoir autrement que par une alternance de majorité est comme déjà inscrite dans la géographie et l’histoire du Cameroun » (24).
Le prince héritier Paul Biya peut-il entendre cette voix raisonnable et sage du philosophe patriote ? Peut-il suivre la voie qui lui est ainsi indiquée par le juriste constitutionaliste patriote ? Faire le contraire, c’est renoncer à la raison histo- rique et par ce geste insensé, engager le Cameroun sur la pente de la guerre civile. Ici, se joue le destin politique de Paul Biya. C’est un pari historique.
Yaoundé, le 02 Janvier 2008.